
La grève a longtemps été l’arme décisive des travailleurs contre les dominants au XXe siècle. En arrêtant la production, elle mettait en lumière l’indispensabilité des travailleurs et transformait la faiblesse individuelle en une force collective. Ce pouvoir d’action a donné à la grève une dimension prestigieuse et morale, souvent incarnée par l’idéal de la grève générale, un blocage total de la société. Georges Sorel, dans ses Réflexions sur la violence (1908), la décrivait comme la « bataille napoléonienne qui écrase définitivement l’adversaire ».
Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses et du consensus fordiste, la société était régie par un équilibre entre le pouvoir économique des entrepreneurs, la capacité des syndicats à interrompre le travail par la grève, et l’arbitrage de l’État via le droit du travail. Cette période a vu une augmentation spectaculaire des grèves, avec 1 à 7 millions de journées perdues chaque année entre 1936 et 1970.
Cependant, depuis les années 1980, le paysage a considérablement changé avec l’émergence du capitalisme spéculatif. Un nouveau consensus s’est imposé, privilégiant les intérêts individuels au détriment du collectif. Les salaires, avantages et promotions sont désormais négociés au niveau de chaque collaborateur, valorisant les talents et compétences individuelles. Ceux qui sont moins aptes à négocier s’appuient sur les ressources du droit du travail, mais le recours à la grève collective a drastiquement diminué, atteignant moins de 100 000 journées par an en 2022, soit 70 fois moins qu’au tournant des années 1970. Cette mutation du capitalisme, qui oriente l’épargne vers les marchés financiers, a déplacé les priorités vers la rentabilité du capital espérée par l’actionnaire, redéfinissant ainsi la place et l’impact du travail et de la grève dans la société contemporaine.